CHAPITRE 11

 

 

« Très bien », dis-je bêtement, stupéfié encore une fois par la faible résonance de ma voix, si basse qu’elle fût. « C’est commencé, alors maintenant cramponne-toi. » Et cette idée me fit rire.

Le pire, c’était le vent glacé. Je claquais des dents. La sensation de morsure que j’éprouvais sur ma peau était tout à fait différente de la douleur que je ressentais comme vampire. Il fallait absolument réparer cette porte, mais je n’avais aucune idée sur la façon de m’y prendre.

En restait-il quelque chose d’ailleurs ? Je ne pouvais pas le dire. Autant essayer de voir à travers un nuage de fumée toxique. Je me remis lentement sur mes pieds, prenant aussitôt conscience de ma taille plus élevée et me sentant très peu stable sur mes jambes.

Tout ce qu’il y avait de chaleur s’était échappé de la pièce. D’ailleurs j’entendais la maison tout entière secouée par le vent qui s’engouffrait. À pas lents et prudents, je sortis sur le perron. Verglacé. Mes pieds me firent glisser sur la droite et je me heurtai au chambranle de la porte. La panique me saisit, mais je parvins à empoigner le bois humide de ces gros doigts tremblants et à m’empêcher de dévaler les marches. De nouveau j’écarquillai les yeux pour scruter l’obscurité mais je ne distinguais rien clairement.

« Calme-toi », me dis-je, me rendant compte que mes doigts tout à la fois s’engourdissaient et ruisselaient de sueur et que mes pieds eux aussi devenaient douloureusement gourds. « Il n’y a pas de lumière artificielle ici, voilà tout, et tu regardes avec des yeux de mortel. Maintenant fais quelque chose d’intelligent ! » Marchant avec les plus grandes précautions et manquant glisser encore, je revins à l’intérieur.

J’aperçus la vague silhouette de Mojo assis là, à me regarder, haletant, et il y avait un petit éclair lumineux dans un de ses yeux sombres. Je lui parlai doucement.

« C’est moi, mon vieux Mojo, tu comprends ? C’est moi ! » Et je caressai très doucement le pelage entre ses oreilles. Je trouvai à tâtons la table et je m’assis dans le fauteuil, très gauchement, encore une fois étonné de l’épaisseur de ma chair nouvelle et de sa mollesse, et je portai une main à ma bouche.

Ça y est vraiment, espèce d’idiot, me dis-je. Il n’y a pas de doute là-dessus. C’est un merveilleux miracle, voilà tout. Te voilà bel et bien libéré de ce corps surnaturel ! Tu es un être humain. Tu es un homme. Maintenant, assez de cet affolement. Pense comme le héros que tu te flattes d’être ! Il y a des problèmes pratiques à régler. La neige te tombe dessus. Cette enveloppe mortelle est en train de geler, bon sang. Alors occupe-toi de tout cela !

Je me contentai pourtant d’ouvrir plus grands mes yeux et de fixer ce qui me semblait être de la neige qui s’amassait en petits cristaux étincelants sur la surface blanche de la table, m’attendant à tout instant à constater que cette vision allait devenir plus distincte, alors que bien sûr, ce n’était pas le cas.

Mais c’est du thé renversé, n’est-ce pas ? Et du verre brisé. Ne va pas te couper sur des éclats de verre, tu ne cicatriseras pas ! Mojo s’approcha de moi, ma jambe tremblante accueillit avec plaisir son large flanc à la tiède fourrure. Mais pourquoi cette sensation me semblait-elle si distante, comme si j’étais enveloppé dans des couches de flanelle ? Pourquoi ne pouvais-je pas sentir sa merveilleuse odeur de laine bien propre ? D’accord, tes sens sont limités. Tu aurais dû t’y attendre.

Maintenant, va regarder dans un miroir ; constate le miracle. Oui, ferme bien toute cette pièce.

« Allons, mon garçon », dis-je au chien, et nous quittâmes la cuisine pour passer dans la salle à manger – chaque pas que je faisais me paraissant gauche, lent et pesant – et avec des doigts tâtonnants et maladroits, je fermai la porte. Le vent la heurta de plein fouet et un peu d’air se glissa par les interstices, mais le battant tenait bon.

Je me retournai, perdant une seconde l’équilibre, puis me redressant. Ce ne devrait pas être si dur d’attraper le tour de main pour faire tout ça, bonté divine ! Je retrouvai mon équilibre, puis je regardai mes pieds, étonné de les voir aussi grands, et ensuite mes mains, de bonne taille elles aussi. Pas mal, non, pas mal. Pas d’affolement ! La montre me gênait, mais j’en avais besoin. Bon, garde la montre. Quant aux bagues. Je n’en voulais absolument pas. Elles me grattaient. Je voulus les ôter. Impossible ! Elles ne bougeaient pas. Seigneur !

Allons, assez ! Tu vas te mettre en colère parce que tu n’arrives pas à retirer ces bagues. C’est ridicule. Doucement, le savon, ça existe, tu sais. Savonne-toi les mains, ces grandes mains sombres et glacées, et les bagues vont s’en aller.

Je croisai les bras et de mes mains je me tâtai les côtés, horrifié de sentir sous ma chemise la sueur humaine, rien de comparable à une sueur de sang, puis je pris une lente et profonde inspiration, sans m’occuper du poids qui m’écrasait la poitrine, de cette impression de déchirement que j’éprouvais au seul fait de respirer, et je m’obligeai à regarder la pièce.

Ce n’est pas le moment de pousser un hurlement de terreur. Regarde simplement la pièce.

Il faisait très sombre. Une lampe sur pied était allumée tout au fond, dans un coin et une autre petite lampe sur la cheminée, mais il faisait quand même terriblement sombre. J’avais l’impression d’être sous l’eau, que l’eau était opaque, peut-être même obscurcie par des nuages d’encre.

C’est normal. C’est mortel. C’est ainsi qu’ils voient. Comme tout cela me paraissait sinistre, comme cela me semblait une vue parcellaire, où je ne retrouvais rien des grands espaces où un vampire évoluait.

Quelle affreuse pénombre, avec l’éclat sombre des chaises, la table à peine visible, la pâle lumière dorée qui rôdait dans les coins, les moulures en haut des murs se perdant dans l’ombre, une ombre impénétrable, et combien épouvantable était l’obscurité déserte du vestibule !

N’importe quoi aurait pu se cacher dans ces ombres : un rat, n’importe quoi. Il aurait pu y avoir un autre être humain dans cette entrée. Je baissai les yeux vers Mojo et je fus stupéfait encore une fois de voir comme sa forme était indistincte, comme il me semblait mystérieux d’une façon radicalement différente. C’était cela, les choses perdaient leurs contours dans cette sorte d’obscurité. Impossible vraiment d’estimer leur grain ou leurs dimensions.

Ah ! il y avait le miroir au-dessus de la cheminée.

Je m’en approchai, frustré par la douleur de mes membres, par une peur soudaine de trébucher et par le besoin de regarder plus d’une fois où je mettais les pieds. Je posai la petite lampe sous le miroir et puis je regardai mon visage.

Ah ! oui. J’étais derrière lui maintenant et comme il avait l’air étonnamment différent. C’en était fini de la tension, de ce terrible éclat nerveux du regard. C’était un jeune homme qui me dévisageait et il semblait presque effrayé.

Je levai ma main pour tâter la bouche, les sourcils, le front, un peu plus haut que le mien, et puis la douce chevelure. Le visage était fort plaisant, infiniment plus que je ne m’en étais rendu compte, carré et sans ride marquée, fort bien proportionné et avec un regard dramatique. Mais je n’aimais pas l’expression de peur qu’il y avait dans ces yeux. Non, pas du tout. J’essayai de voir quelque chose de différent, de prendre possession de ces traits de l’intérieur pour leur faire exprimer l’émerveillement que je ressentais. Ce n’était pas chose facile. Et je ne suis pas sûr que j’éprouvais le moindre émerveillement. Hmm. Je ne distinguais rien sur ce visage qui vînt du dedans.

Lentement j’ouvris la bouche et je parlai. Je dis en français que dans ce corps j’étais Lestat de Lioncourt et que tout allait bien. L’expérience avait réussi ! J’en étais à la toute première heure, cette canaille de James avait disparu et tout avait bien fonctionné ! Un peu de ma propre ardeur apparut alors dans les yeux ; et quand je souris, je vis du moins pour quelques secondes ma propre nature espiègle avant que le sourire ne s’effaçât pour me laisser l’air vide et abasourdi.

Je me tournai pour regarder le chien, qui était tout près de moi, et qui me regardait, comme d’habitude, parfaitement satisfait.

« Comment sais-tu que je suis là-dedans ? demandai-je. Au lieu de James ? »

Il pencha la tête de côté et dressa une oreille.

« Allons, dis-je. Assez de toute cette faiblesse et de cette folie, secouons-nous ! » Je m’avançai vers les ténèbres du vestibule et soudain ma jambe droite se déroba sous moi et je m’affalai lourdement, ma main gauche glissant sur le plancher pour freiner ma chute, ma tête heurtant la cheminée de marbre et mon coude frappant avec violence l’âtre dans une explosion de douleur. Dans un grand fracas, pelles et pincettes dégringolèrent sur moi, mais ce n’était rien. Je m’étais cogné le nerf du coude et la souffrance était comme un feu qui me remontait le long du bras.

Je me retournai à plat ventre et je restai immobile en attendant que la douleur se calme. Ce fut seulement alors que je m’aperçus que j’avais des élancements dans la tête après ce heurt terrible contre le marbre. Levant la main, je sentis dans mes cheveux la poisseur du sang. Du sang !

Ah ! c’était beau. Louis trouverait cela si drôle, me dis-je. Je me relevai, la douleur se déplaçant pour passer à droite derrière mon front, comme si c’était un poids qui avait glissé du devant de mon crâne et je dus me cramponner à la tablette pour ne pas tomber.

Un de ces nombreux petits tapis gisait en boule sur le sol devant moi. Voilà le coupable. Je le repoussai d’un coup de pied, je me retournai et avec beaucoup de prudence et de lenteur, je m’avançai dans le vestibule.

Mais où allais-je ? Que comptais-je faire ? La réponse me vint tout d’un coup. J’avais la vessie pleine et l’inconfort avait empiré avec ma chute. J’avais envie de pisser.

N’y avait-il pas quelque part en bas des toilettes ? Je trouvai le commutateur du vestibule et j’allumai le grand lustre. Un long moment, je contemplai toutes les petites ampoules – et il devait bien y en avoir une vingtaine – m’apercevant que cela faisait quand même pas mal de lumière, mais personne n’avait dit que je ne pouvais pas allumer toutes les lampes de la maison.

J’entrepris de le faire. Je traversai le salon, la petite bibliothèque et le couloir du fond. Chaque fois, l’éclairage me déçut, cette impression d’obscurité refusait de me quitter, le contour indistinct des choses me laissait un peu inquiet et déconcerté.

Je finis par grimper prudemment l’escalier, craignant à chaque instant de perdre l’équilibre ou de trébucher, et agacé de cette légère douleur que j’éprouvais dans les jambes. De si longues jambes.

Quand je me retournai pour regarder en bas de l’escalier, je restai abasourdi. Tu pourrais tomber et te tuer, me dis-je.

Je tournai les talons et j’entrai dans la petite salle de bains exiguë, où je ne tardai pas à trouver la lumière. J’avais envie de pisser, une terrible envie et cela faisait plus de deux cents ans que je n’avais pas fait cela.

Je fis glisser la fermeture de ce pantalon moderne et j’en sortis mon organe, qui me surprit aussitôt par sa mollesse et par sa taille. Sa taille, bien sûr, était convenable. Qui ne veut pas voir ces organes-là être de bonnes dimensions ? Il était circoncis, ce qui était un charmant détail. Cependant, cette mollesse me paraissait extraordinairement répugnante et je n’avais pas envie de toucher cette chose. Je dus me rappeler que cet organe se trouvait être le mien. Charmant !

Et que dire de l’odeur qui en émanait et de celle qui montait de la toison qui l’entourait ? Ah ! c’est à toi aussi, mon petit ! Maintenant fais fonctionner tout ça.

Je fermai les yeux, exerçai très maladroitement une certaine pression, peut-être avec trop de vigueur et un grand jet d’urine puante jaillit de l’objet, manquant complètement la cuvette pour venir arroser le siège blanc.

Révoltant. Je reculai, corrigeai le tir et regardai avec une fascination écœurée l’urine emplir la cuvette en même temps que des bulles se formaient à la surface et que l’odeur devenait de plus en plus forte et de plus en plus écœurante jusqu’au moment où je ne pus la supporter davantage. Enfin ma vessie fut vide. Je fourrai cet objet flasque et répugnant dans mon pantalon, remontai la fermeture à glissière et rabattis le couvercle des toilettes. Je tirai sur la poignée. L’urine s’en alla, sauf les éclaboussures qui avaient frappé le siège et le plancher.

Je tentai de prendre une profonde inspiration, mais cette répugnante odeur m’entourait de partout. Je levai tes mains pour constater qu’elle était aussi sur mes doigts. Je fis aussitôt couler l’eau dans le lavabo, m’emparai du savon et me mis au travail. Je me savonnai inlassablement les mains sans pouvoir être sûr qu’elles étaient vraiment propres. La peau était bien plus poreuse que ma peau surnaturelle ; je me rendis compte qu’elle me paraissait sale ; et puis j’entrepris de tirer sur ces vilaines bagues d’argent.

Même avec toute cette mousse, elles ne s’en allaient pas. Je réfléchis un moment. Oui, le misérable les portait à La Nouvelle-Orléans. Sans doute ne pouvait-il pas les ôter non plus et voilà maintenant que j’étais coincé avec ces anneaux ! J’avais perdu toute patience, mais il n’y avait rien à faire à moins de pouvoir trouver un bijoutier qui sût comment les retirer avec une petite scie, des pinces ou quelque autre instrument. Cette seule pensée m’emplit d’une telle anxiété que j’avais tous les muscles tendus et qui se relâchaient avec des spasmes douloureux. Je me forçai à m’arrêter.

Je me rinçai les mains avec une insistance ridicule, et puis je pris la serviette pour les essuyer, dégoûté encore une fois par leur texture absorbante et par les petits cernes noirs autour des ongles. Bon sang, pourquoi cet idiot ne se lavait-il pas convenablement les mains ?

Je regardai alors dans le mur en glace au fond de la salle de bains et je vis s’y refléter un spectacle véritablement répugnant. Une grande tache d’humidité sur le devant de mon pantalon. Ce stupide organe n’était pas sec quand je l’avais fourré à l’intérieur !

Oh ! au bon vieux temps, je ne me serais jamais soucié de cela, n’est-ce pas ? Mais il est vrai que j’étais un gentilhomme campagnard crasseux qui se baignait en été ou quand l’envie le prenait de plonger dans un torrent de montagne.

Il était hors de question de garder cette tache d’urine sur mon pantalon ! Je sortis de la salle de bains passant devant le patient Mojo que je ne gratifiai que d’une petite caresse sur la tête, j’entrai dans la chambre de maître, ouvris toute grande la penderie où je trouvai un autre pantalon, de meilleure qualité, en flanelle grise ; je m’empressai d’ôter mes chaussures et de me changer.

Maintenant que devrais-je faire ? Eh bien, trouver quelque chose à manger, me dis-je. Je me rendis compte alors que j’avais faim ! Et, c’était bien là l’inconfort que j’avais éprouvé, en même temps que celui d’une vessie pleine, et d’une lourdeur générale depuis le début de cette petite saga.

Eh bien, mange ! Mais si tu manges, tu sais ce qui va arriver ? Il faudra que tu retournes dans cette salle de bains, ou dans une autre, pour te soulager de toute cette nourriture digérée. Cette idée me donnait presque des haut-le-cœur.

En fait, je fus pris d’une telle nausée rien qu’à m’imaginer des excréments humains sortant de mon corps que je crus un moment que j’allais bel et bien vomir. Je restai assis au pied du lit, m’efforçant de maîtriser mes émotions.

Je me dis qu’il s’agissait là des aspects les plus simples de la condition humaine ; il ne me fallait pas les laisser masquer les questions plus importantes. Je me dis aussi que je me conduisais comme un parfait couard et non pas comme le ténébreux héros que je prétendais être. Oh ! comprenez-moi, je ne crois pas vraiment que je sois un héros pour le monde. Mais j’ai décidé voilà longtemps que je devais vivre comme si j’en étais un – que je devais franchir toutes les difficultés auxquelles je me trouve confronté, car elles ne sont pour moi que d’inévitables cercles de feu.

Très bien, ce n’était là qu’un petit et misérable cercle de feu. Et je devais sans tarder mettre un terme à ma lâcheté. Manger, goûter, sentir, voir : c’était le nom de cette épreuve ! Oh ! mais quelle épreuve cela allait être.

Je me remis enfin debout, faisant des enjambées un peu plus longues pour m’adapter à ces nouvelles jambes, je revins à la penderie pour constater à ma stupéfaction qu’il n’y avait pas là beaucoup de vêtements. Deux pantalons de flanelle, deux vestes de lainage assez légères, toutes deux neuves, et peut-être trois chemises sur une étagère.

Hmm. Qu’était-il advenu de tout le reste ? J’ouvris le tiroir du haut de la commode. Vide. Tous les tiroirs d’ailleurs étaient vides. Comme le petit coffre auprès du lit.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Il avait emporté ses vêtements avec lui ou bien les avait fait envoyer quelque part, là où il était allé ? Pourquoi ? Ils n’iraient pas à son nouveau corps et il prétendait s’être occupé de tout cela. J’étais profondément troublé. Cela pouvait-il vouloir dire que ce misérable ne comptait pas revenir ?

C’était absurde. Il n’allait pas laisser passer la somme de vingt millions de dollars. Et je ne pouvais pas consacrer mon précieux temps de mortel à m’inquiéter heure après heure d’une pareille éventualité !

J’entrepris la périlleuse descente de l’escalier, Mojo avançant doucement auprès de moi. Je contrôlais maintenant à peu près sans effort ma nouvelle enveloppe, si lourde et inconfortable qu’elle me parût. J’ouvris la penderie du vestibule. Un vieux manteau était accroché à un cintre. Une paire de caoutchoucs. Rien d’autre.

J’allai jusqu’au bureau du salon. Il m’avait dit que je trouverais là le permis de conduire. Lentement j’ouvris le tiroir du haut. Vide. Vides aussi tous les autres. Ah ! mais il y avait des papiers dans un des tiroirs. Cela semblait avoir un rapport avec cette maison et nulle part le nom de Raglan James n’apparaissait. Je fis un effort pour comprendre ce qu’étaient ces documents. Mais le jargon officiel me déroutait. Je n’en percevais pas aussitôt la signification comme c’était le cas quand je regardais ces choses-là avec mes yeux de vampire.

Je me rappelai ce que James avait dit des synapses. Oui, ma pensée était plus lente. Oui, j’avais eu du mal à lire chaque mot.

Bah, quelle importance ? Donc, pas de permis de conduire. Ce qu’il me fallait, c’était de l’argent. Ah, oui, de l’argent. Je l’avais laissé sur la table. Bonté divine, le vent l’avait peut-être emporté dans la cour.

Je revins aussitôt dans la cuisine. Il faisait maintenant dans la pièce un froid horrible. La table, le fourneau et les casseroles de cuivre, tout était recouvert d’une fine couche blanche de givre. Le portefeuille avec l’argent n’était pas sur la table. Pas plus que les clés de voiture. Et l’ampoule, bien sûr, avait été fracassée.

Je me mis à genoux dans le noir et commençai à tâter par terre autour de moi. Je retrouvai le passeport. Mais pas de portefeuille. Pas de clé. Rien que des éclats de verre de l’ampoule explosée, qui me piquèrent les mains et me coupèrent en deux endroits. Un peu de sang perla sur mes mains. Aucune odeur. Pas véritablement de goût. J’essayai de voir sans tâtonner. Pas de portefeuille. Je sortis sur le perron, prenant garde cette fois de ne pas glisser. Pas de portefeuille. Impossible de voir dans l’épaisse couche de neige qui tapissait la cour.

Ah ! mais c’était inutile, n’est-ce pas ? Le portefeuille et les clefs étaient bien trop lourds pour avoir été emportés par le vent. C’était lui qui les avait pris ! Peut-être même était-il revenu les chercher ! L’abominable petit monstre ; et quand je compris qu’il était dans mon corps, dans mon superbe et puissant corps surnaturel au moment où il avait fait cela, je restai absolument pétrifié de rage.

Bon, tu pensais que ça pourrait t’arriver, n’est-ce pas ? C’était dans sa nature. Te voici de nouveau gelé, tu frissonnes. Retourne dans la salle à manger et ferme la porte.

C’est ce que je fis, mais je dus attendre Mojo qui prenait son temps comme s’il était absolument indifférent à la tourmente de neige. Il faisait froid maintenant dans la salle à manger puisque j’avais laissé la porte ouverte. En remontant précipitamment l’étage, je constatai d’ailleurs que la température de la maison tout entière avait chuté avec ce petit voyage jusqu’à la cuisine. Il fallait me souvenir de fermer les portes.

J’entrai dans la première des chambres inutilisées où j’avais caché l’argent dans la cheminée et, en tendant la main, je sentis non pas l’enveloppe que j’avais logée là, mais une unique feuille de papier. Je la retirai, déjà furieux, avant d’avoir allumé la lampe, ce qui me permit de lire les mots suivants :

 

Vous êtes vraiment stupide de penser qu’un homme aussi doué que moi ne trouverait pas votre petite cachette. Pas besoin d’être un vampire pour déceler un peu d’humidité révélatrice sur le parquet et sur le mur. Amusez-vous bien. Je vous verrai vendredi. Faites attention à vous !

Raglan James.

 

Un moment, j’étais trop en colère pour bouger. Je fumais littéralement. J’avais les mains crispées. « Sale petit mécréant ! » dis-je de cette petite voix sans timbre.

Je passai dans la salle de bains. Bien sûr, l’autre somme d’argent que j’avais planquée n’était pas derrière le miroir. Il n’y avait qu’un autre billet.

 

Qu’est-ce que la vie humaine sans difficultés ? Il faut que vous compreniez que je ne peux pas résister à ces petites découvertes. C’est comme laisser des bouteilles de vin traîner chez un alcoolique. Je vous verrai vendredi. Je vous en prie, marchez prudemment sur les trottoirs verglacés. Je ne voudrais pas que vous vous cassiez une jambe.

 

Avant d’avoir pu m’en empêcher, je frappai du poing dans le miroir. Ah ! bon. Joli coup ! Non pas un grand trou béant dans le mur, comme ç’aurait été le cas si Lestat le vampire avait fait cela, rien qu’un amoncellement de verre brisé. Voilà qui portait malheur. Sept ans de malheur !

Je tournai les talons, redescendis et retournai dans la cuisine, fermant cette fois la porte derrière moi et j’ouvris le réfrigérateur. Rien à l’intérieur ! Rien !

Ce petit démon, qu’est-ce que j’allais lui faire ! Comment pouvait-il s’imaginer qu’il allait s’en tirer de cette façon ? Croyait-il que j’étais incapable de lui verser vingt millions de dollars et ensuite de lui tordre le cou ? Qu’est-ce qu’il s’imaginait… Hmm.

Était-ce aussi difficile à deviner ? Il ne reviendrait pas, n’est-ce pas ? Bien sûr que non.

Je retournai dans la salle à manger. Il n’y avait pas d’argenterie ni de porcelaine dans le vaisselier à porte vitrée. Mais il y en avait certainement hier soir. Je passai dans le vestibule. Pas de tableaux aux murs. J’inspectai le living-room. Pas de Picasso, de Jasper Johns, de de Kooning ni de Warhol. Tout avait disparu. Même les photographies des navires.

Les sculptures chinoises n’étaient plus là. Les rayonnages étaient à moitié vides. Et les tapis. Il n’en restait presque plus : un dans la salle à manger, grâce auquel j’avais failli me tuer ! Et un au pied des marches.

Cette maison avait été vidée de tous ses objets de valeur ! La moitié du mobilier avait disparu ! Le petit misérable n’allait pas revenir ! Cela n’avait jamais fait partie de son plan.

Je m’assis dans le fauteuil le plus proche de la porte. Mojo, qui m’avait fidèlement suivi, en profita pour s’allonger à mes pieds. Je plongeai la main dans son pelage, je tirai un peu sur sa fourrure, je la lissai et je songeai quel réconfort c’était que le chien fût là.

Bien sûr, James était stupide de me jouer ce tour. Pensait-il que je ne pouvais pas faire appel aux autres ?

Hmm. Appeler les autres à l’aide. Quelle idée parfaitement sinistre. Il ne fallait pas des trésors d’imagination pour deviner ce que dirait Marius si je lui racontais ce que j’avais fait. Selon toute probabilité il savait et il devait bouillir de désapprobation. Quant aux plus âgés, je frissonnais rien que d’y penser. Mon meilleur espoir à tout point de vue était qu’on ne remarquât pas l’échange de corps. Je l’avais compris dès le début. Le point capital en l’occurrence était que James ne savait pas à quel point les autres seraient furieux contre moi à cause de cette expérience. Il ne pouvait pas savoir. Et James ne connaissait pas non plus les limites du pouvoir qu’il possédait maintenant.

Ah ! mais tout cela était prématuré. Le vol de mon argent, le pillage de la maison : c’était l’idée que se faisait James d’une mauvaise plaisanterie, rien de plus, rien de moins. Il ne pouvait me laisser ici ni vêtements ni argent. Sa mesquine nature de petit voleur ne le lui permettait pas. Il avait besoin de tricher un peu, voilà tout. Bien sûr il comptait revenir et réclamer ses vingt millions de dollars. Il comptait sur le fait que je ne lui ferais aucun mal parce que j’aurais envie de tenter de nouveau cette expérience, parce que j’estimerais qu’il était le seul être à pouvoir la réussir.

Oui, c’était l’atout qu’il avait dans sa manche, me dis-je : je ne ferais rien à un mortel capable d’effectuer l’échange quand je voudrais recommencer.

Recommencer cela ! Je ne pus m’empêcher de rire. Je riais vraiment, et quel son étrange et bizarre c’était. Je fermai les yeux et je restai assis là un moment, détestant la sueur qui collait à mes côtes, la douleur qui me tenaillait le ventre et la tête, la sensation d’avoir les pieds et les mains capitonnés. Et quand je rouvris les yeux, tout ce que j’aperçus fut ce monde sinistre de contours flous et de couleurs pâles…

Refaire cela ? Ooooh ! maîtrise-toi, Lestat. Tu as serré les dents si fort que tu t’es blessé ! Tu t’es coupé la langue ! Tu te fais saigner la bouche ! Le sang a goût d’eau et de sel, rien que d’eau et de sel, d’eau et de sel ! Par l’enfer, maîtrise-toi. Arrête !

Au bout de quelques instants, je me calmai ; je me levai et me mis en quête d’un téléphone.

Il n’y en avait pas dans la maison.

Superbe !

Comme j’avais été stupide de ne pas prévoir avec soin toute cette expérience. Je m’étais laissé à ce point entraîner par les problèmes spirituels plus vastes que je n’avais pris aucune précaution élémentaire ! J’aurais dû avoir une suite au Willard et de l’argent dans le coffre de l’hôtel ! J’aurais dû prévoir une voiture.

Oh ! la voiture. Et la voiture, au fait ?

J’allai jusqu’à la penderie du vestibule, j’y pris le manteau, remarquai une déchirure dans la doublure – sans doute la raison pour laquelle il ne l’avait pas vendu – l’enfilai, navré qu’il n’y eût pas de gants dans les poches et sortis par-derrière, après avoir soigneusement fermé la porte de la salle à manger. Je demandai à Mojo s’il voulait m’accompagner ou rester là. Naturellement il voulut me suivre.

La neige dans l’allée avait près de trente centimètres d’épaisseur. Je dus patauger là-dedans et, quand je débouchai dans la rue, je m’aperçus que la couche était encore plus épaisse.

Bien entendu, pas de Porsche rouge. Ni à gauche du perron ni nulle part dans la rue. Pour être bien certain, je m’avançai jusqu’au coin puis je fis demi-tour et je revins. J’avais les pieds gelés, tout comme les mains, et la peau de mon visage me faisait mal.

Très bien, il me fallait partir à pied, du moins jusqu’à ce que j’eusse trouvé un téléphone public. Le vent poussait la neige dans ma direction, ce qui était une sorte de bénédiction, mais il est vrai que je ne savais pas où j’allais, n’est-ce pas ?

Quant à Mojo, il semblait adorer ce genre de temps, allant de l’avant résolument, la neige s’amoncelant et brillant en petits flocons sur sa longue robe grise. J’aurais bien changé de corps avec le chien, me dis-je. Et puis la pensée de Mojo à l’intérieur de mon corps de vampire me fit éclater de rire. Je fus pris d’une de mes crises habituelles. Je me mis à rire, à rire et à rire, tout en tournant en rond, et puis je finis par m’arrêter parce que je mourais littéralement de froid.

Tout cela était terriblement drôle. J’étais là, sous la forme d’un être humain, l’événement sans prix dont je rêvais depuis ma mort, et cela me faisait horreur jusqu’à la moelle de ces os humains ! Je sentais la faim éveiller des grondements dans mon estomac. Et puis une autre sensation que je ne pouvais appeler que des crampes d’estomac.

« Chez Paolo, il faut que je trouve le restaurant de Paolo, mais comment vais-je me procurer de quoi manger ? Car j’ai besoin de m’alimenter aussi, n’est-ce pas ? Je ne peux tout simplement pas me passer de nourriture. Je vais m’affaiblir si je n’en trouve pas. »

Quand j’arrivai au coin de Wisconsin Avenue, j’aperçus des lumières et des gens en bas de la colline. On avait débarrassé la rue de la neige et elle était ouverte à la circulation. Je distinguais des gens qui allaient et venaient sous les lampadaires, mais tout cela était, bien sûr, sombre à vous rendre fou.

Je me précipitai, les pieds maintenant douloureusement engourdis, les deux sensations n’ayant rien de contradictoire comme vous le savez certainement si vous avez jamais marché dans la neige, et je finis par apercevoir la vitrine éclairée d’un café. Chez Martini. Bon. Oublions Paolo. Martini fera l’affaire. Une voiture s’était arrêtée devant ; un jeune couple élégant descendit de l’arrière, courut jusqu’à la porte de l’établissement et s’y engouffra. Je m’approchai lentement de la porte et je vis une assez jolie jeune femme derrière le haut bureau de bois qui ramassait une paire de menus pour le jeune couple qu’elle entraîna dans l’ombre un peu plus loin. J’aperçus des bougies, des nappes à carreaux. Et je compris soudain que l’abominable odeur nauséabonde qui m’emplissait les narines était celle du gratin.

Je n’aurais pas aimé cette odeur-là en tant que vampire, non, pas le moins du monde ; mais elle ne m’aurait pas écœuré à ce point. Elle m’aurait été extérieure. Mais elle semblait maintenant liée à la faim qui me dévorait ; on aurait dit qu’elle tirait sur les muscles de ma gorge. En fait, l’odeur me parut soudain être dans mes entrailles et me donner la nausée par sa seule pression plutôt que par ses relents.

Curieux. Oui, il faut noter tous ces détails. C’est cela être vivant.

La jolie jeune femme était revenue. Je distinguai son pâle profil comme elle se penchait vers le papier posé sur son petit bureau et prenait son stylo pour cocher quelque chose. Elle avait de longs cheveux bruns ondulés et la peau très pâle. J’aurais voulu la voir mieux. Je fis un effort pour repérer son parfum, mais je n’y parvins pas. Je ne captai que le parfum du fromage fondu.

J’ouvris la porte, sans tenir compte de la puanteur qui me sauta au visage et je traversai cette pestilence jusqu’au moment où je me trouvai devant la jeune femme et où la chaleur bénie des lieux commença à s’enrouler autour de moi, odeurs et tout. Elle était terriblement jeune, avec des traits fins et aigus et de longs yeux noirs. Elle avait une grande bouche exquisément maquillée et un long cou gracieux. Le corps était bien du vingtième siècle : rien que des os sous sa robe noire.

« Mademoiselle, dis-je, avec un accent français à couper au couteau, j’ai très faim et il fait très froid dehors. N’y a-t-il rien que je puisse faire pour gagner ma pitance ? Si vous le désirez je laverai par terre, je nettoierai les casseroles et les marmites, je ferai tout ce qu’il faudra. »

Elle fixa un moment sur moi un regard sans expression. Puis elle recula, rejeta en arrière ses longs cheveux, leva les yeux au ciel et me regarda de nouveau avec froideur en disant : « Sortez. » Sa voix me parut métallique et plate. Elle ne l’était pas, bien sûr, c’était simplement mon ouïe de mortel. Les résonances décelées par un vampire m’échappaient complètement.

« Est-ce que je peux avoir un morceau de pain ? demandai-je. Juste un bout de pain. » Les odeurs de nourriture, si déplaisantes qu’elles fussent, me mettaient au supplice. J’étais incapable en fait de me rappeler le goût qu’avait la nourriture. Je ne me souvenais pas non plus de sa consistance ni de ce qu’étaient les aliments, mais une sensation purement humaine m’envahissait. J’avais désespérément envie de manger.

« Si vous ne sortez pas, dit-elle d’une voix qui tremblait un peu, je m’en vais appeler la police. »

J’essayai de scruter ses pensées. Rien. Je regardai autour de moi, clignotant dans l’obscurité. J’essayai de scruter les pensées des autres humains. Rien non plus. Dans ce corps-ci, je n’avais plus ce pouvoir. Oh ! mais ça n’est pas possible. Je la regardai encore. Rien. Pas même une lueur de ses pensées. Pas même une idée du genre d’être humain qu’elle était. « Ah ! très bien, dis-je, en la gratifiant du plus doux sourire que je pus concevoir, sans avoir la moindre idée de l’aspect qu’il avait ni de l’effet qu’il pourrait lui faire. J’espère que votre manque de charité vous fera brûler en enfer. Mais Dieu sait que je n’en mérite pas plus. » Je tournai les talons et j’allais repartir quand elle posa une main sur ma manche.

« Écoutez, dit-elle, frémissant de colère et de gêne, vous ne pouvez tout de même pas venir ici en vous attendant à ce qu’on vous nourrisse ! » Le sang palpitait dans ses joues pâles. Je ne pouvais pas le sentir. Mais je pouvais percevoir une sorte de parfum musqué qui émanait d’elle, un peu humain, un peu commercial. Soudain je vis deux petits boutons de seins qui pointaient contre le tissu de sa robe. Comme c’était étonnant. Une fois encore, j’essayai de lire ses pensées. Je me dis que je devais en être capable, c’était un pouvoir inné. Mais en vain.

« Je vous ai dit que je travaillerais pour ma pitance, dis-je, en m’efforçant de ne pas regarder ses seins. Je ferai tout ce que vous me demanderez. Écoutez, je suis désolé. Je ne veux pas que vous brûliez en enfer. Quelle horrible chose à dire. C’est seulement que je traverse une mauvaise passe en ce moment. Il m’est arrivé des malheurs. Regardez, voilà mon chien. Comment vais-je le nourrir ?

— Ce chien-là ! » Elle regarda à travers la vitre Mojo majestueusement assis dans la neige. « Vous plaisantez », dit-elle. Quelle voix perçante elle avait. Totalement dépourvue de caractère. Tant de sons qui me parvenaient avaient cette même qualité. Métallique et grêle.

« Mais c’est mon chien, dis-je avec une certaine indignation. Je l’aime beaucoup. »

Elle éclata de rire. « Ce chien-là mange ici chaque soir à la porte de la cuisine.

— Ah ! c’est bien, c’est merveilleux. L’un de nous sera nourri. Je suis si heureux de l’entendre, mademoiselle. Peut-être devrais-je aller à la porte de la cuisine. Peut-être que le chien me laissera quelque chose. »

Elle eut un petit rire qui sonnait faux. Elle m’observait, de toute évidence, regardant avec intérêt mon visage et mes vêtements. De quoi donc avais-je l’air à ses yeux ? Je n’en savais rien. Le manteau noir n’était pas un vêtement bon marché, mais il n’était pas non plus élégant. Et ces cheveux bruns que j’avais maintenant sur ma tête étaient pleins de neige.

Elle-même avait une sorte de sensualité vibrante. Un nez très étroit, une jolie forme d’yeux. Une très belle ossature.

« Bon, fit-elle, asseyez-vous là au comptoir. Je vais vous faire apporter quelque chose. Qu’est-ce que vous voulez ?

— N’importe quoi, ça m’est égal. Je vous remercie de votre bonté.

— Bien, asseyez-vous. » Elle ouvrit la porte et cria au chien : « Fais le tour par-derrière. » Elle accompagna cet ordre d’un geste bref.

Mojo ne bougea pas mais resta assis là, comme une patiente montagne de fourrure. Je ressortis dans le vent glacial et lui dis d’aller à la porte de la cuisine en lui désignant la ruelle. Il me regarda un long moment puis se leva, s’engagea d’un pas lent dans l’allée et disparut.

Je rentrai dans le restaurant, heureux pour la seconde fois de ne plus être dans le froid, même si je me rendais compte que mes chaussures étaient pleines de neige fondue. J’évoluai dans l’obscurité de l’établissement, trébuchant sur un tabouret de bois que je n’avais pas vu et manquant tomber, puis je finis par m’asseoir là. On avait déjà dressé un couvert sur le comptoir de bois, avec un napperon de tissu bleu. L’odeur du fromage était suffocante. Ce n’était pas la seule : cela sentait aussi les oignons cuits, l’ail, la graisse brûlée. Tout cela, révoltant.

Je trouvai très inconfortable d’être assis sur ce tabouret. Le bord dur et rond du siège en bois m’entaillait les jambes et une fois de plus, cela m’agaçait de ne pas pouvoir voir dans le noir. Le restaurant paraissait très profond, il semblait même avoir plusieurs salles en enfilade. Mais j’étais incapable de voir jusqu’au fond. J’entendais des bruits épouvantables, comme de grandes marmites heurtant du métal et tout cela me blessait un peu les oreilles, ou pour être plus sincère, ce vacarme me déplaisait.

La jeune femme réapparut et déposa devant moi un grand verre de vin rouge avec un sourire charmant. Le verre dégageait une odeur âcre et quasiment écœurante.

Je la remerciai. Puis je levai le verre et pris une gorgée de vin, la gardant dans ma bouche avant de l’avaler. Aussitôt je commençai à m’étrangler. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui s’était passé : si j’avais avalé de travers ou si, pour une raison quelconque, le liquide m’irritait la gorge. Tout ce que je savais, c’était que je toussais furieusement, et je saisis une serviette de toile posée auprès de la fourchette et la portai à ma bouche. J’avais en fait un peu de vin dans l’arrière-nez. Quant au goût, il était faible et acide. Je me sentais terriblement frustré.

Je fermai les yeux et appuyai ma tête contre ma main gauche, qui serrait frénétiquement la serviette.

« Tenez, essayez encore », dit-elle. J’ouvris les yeux et je vis qu’elle remplissait de nouveau le verre en versant d’une grande carafe.

« Ça va, dis-je, je vous remercie. » J’avais soif, une soif terrible. En fait, le seul goût du vin n’avait fait qu’accentuer cette soif. Cette fois, me dis-je, je n’allais pas avaler aussi goulûment. Je soulevai le verre, en bus une petite gorgée, essayai de la savourer bien que le vin me parût n’avoir presque aucun goût, puis j’avalai, lentement et le vin descendit comme il fallait. C’était léger, si léger, si radicalement différent d’une somptueuse gorgée de sang. Il faudrait que j’attrape ce coup-là. Je vidai le restant du verre. Puis je soulevai la carafe pour le remplir de nouveau et je bus encore.

Un moment, je n’éprouvai que de la déception. Puis, peu à peu, je commençai à me sentir vaguement malade. La nourriture va arriver, me dis-je. Ah ! la voici : une boîte en fer d’où dépassaient de petites baguettes, du moins cela en avait-il l’air.

J’en pris une, la flairai prudemment pour bien m’assurer que c’était du pain puis je la grignotai très vite. On aurait dit du sable. Comme si le sable du désert de Gobi m’était entré dans la bouche. Du sable.

« Comment les mortels mangent-ils ceci ? interrogeai-je.

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